Cuisine et interdépendances // PV Melloy

Un an, quatre mois et deux jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée d'Alexey à Harper. Durant ce laps de temps, il avait su se bâtir un solide cercle de connaissances. Non pas que le jeune homme soit du genre à courir après l'amitié ou qu'il ne supporte pas d'être seul comme un lama dépressif et suicidaire. Il profitait simplement de sa faculté de parole et compagnie pour chercher le contact avec autrui. Un peu comme au rugby; le visage difforme, les coups et les blessures en moins. Sérieusement, l'idée d'être défiguré pour avoir couru après un ballon ovale ne l'enchantait pas, bien qu'il fasse parti du club de football de Harper. Mais le ballon était rond ça changeait tout et, de plus, les différents joueurs de l'équipe souhaitaient juste être adulés par des groupies écervelées en chaleur. Pour se faire, il valait mieux être bien préservé et garder sa peau de bébé aux joues rondouillardes.

Quoi qu'il en soit, l'heure n'en était pas aux constatations. L'esprit d'Alexey avait toujours eu l'habitude de se mettre à divaguer au mauvais moment. Comprendre qu'il avait du mal à se concentrer, même dans l'atmosphère studieuse de la bibliothèque de l'établissement. Le jeune homme commençait à gesticuler sur sa chaise, c'était mauvais signe. L'intérêt qu'il portait à son devoir de français commencer à fléchir, et dire qu'il devait avoir rendu sa copie la veille. Cette option linguistique avait toujours été comme une épine dans le pied. Bien qu'il éprouvait une réelle affection pour la France et sa culture, il n'avait jamais pu aligner plus de trois phrases en français correct. Cette langue ne l'aimait pas, grammaticalement compliqué, orthographe trop complexe et tournure de phrase généralement trop littéraire et peu compréhensible. Alexey lisait pour la sixième fois le sujet de sa composition, qui était assez simple en lui-même. Rédiger une vingtaine de lignes sur le dernier livre lu. Encore fallait-il les aligner ces lignes.

L'écossais passa une main dans son épaisse chevelure châtain clair, avant de s'appuyer nonchalamment sur son coude. Un livre dont il pourrait parler.. Sans grande surprise, le titre de son livre de chevet lui vint à l'esprit. Ce livre qu'il pourrait lire à l'infini. Malheureusement, ce n'était pas de la grande littérature et par conséquent, ce n'était pas la meilleure manière pour s'attirer les faveurs de son professeur. Alexey soupira en fixant le crayon à papier mâchouillé qu'il faisait tourner entre ses doigts depuis une bonne minute. Il se résolut à le poser, occupé à observer chacun des occupants de la bibliothèque. Ou tout objet susceptible d'attirer son attention, pots de fleurs et trousses éventrées appartement à un groupe de filles plus ou moins blondes selon la lumière.

Son regard se reposa une nouvelle fois sur la feuille d'imprimante où figurait le sujet de la composition. Puis sur la feuille de brouillon qu'il avait sorti quelques minutes auparavant, quand la motivation était au top-niveau. Va sans dire qu'elle était inexistante à présent. Ce bon vieux Frix -surnom n'ayant aucun rapport avec son prénom, il faut le dire- reprit possession de son crayon de papier et s'amusa dans un premier temps à gribouiller sur la feuille quadrillée. Il jeta un coup d'œil à son voisin de table, Melloy, qui semblait tout aussi dissipé que lui. Les deux garçons se connaissaient depuis quelques mois déjà et passaient pas mal de temps ensemble. Alexey tenta de se reconcentrer après avoir eu le droit à une légère œillade de la vieille documentaliste, assise à son bureau, juste en face de lui. Le jeune homme retint une grimace avant de se mettre à pouffer, telle la dinde qu'il a sûrement été dans une vie antérieure. Toujours hilare, il nota deux-trois mots sur sa copie. Simplement le titre du livre dont il allait parler. Le Misanthrope, de Molière évidemment. Axeley avait cru entendre que son professeur était un grand fan de ce dramaturge et comme par hasard, il se figurait qu'Alexey avait lu une de ses pièces durant les vacances d'Octobre. Bon plan, son prof en resterait bouche bée, avec un peu de chance.

Maintenant qu'il avait trouvé son sujet, il pouvait commater quelques minutes, afin de se rappeler de la pièce. Il jeta de nouveau un coup d'œil à son camarade, visiblement occupé à suivre des yeux une jeune brunette dans le rayon consacré à la littérature étrangère.

_ Hey mec, qu'est-ce que tu dirais de faire une pause de... six minutes et vingt-cinq secondes ?

Le temps idéal pour.. traverser à la vitesse de la lumière le parc de Harper pour aller.. se ressourcer discrètement en barres de céréales dans les cuisines de Harper.. non ?

La bibliothèque... aussi ennuyeux et déprimant que soit cette endroit, Melloy commençait à prendre l'habitude de s'y rendre régulièrement. Et lorsque l'on passe des heures dans un même lieu, on finit souvent par le trouver agréable et chaleureux. Pour preuve, il ressentait presque de la sympathie envers cette vieille chouette de bibliothécaire qu'il avait pourtant classée dans sa liste noire dès leurs première rencontre. Une première rencontre très mouvementée dont Melloy gardait un agréable souvenir. Une histoire qui remonte au jour même où le jeune homme à posé pour la première fois les pieds à Harper. Sa soeur Milly l'avait directement envoyé à la bibliothèque et les deux Joplin en herbe s'étaient lancés à la recherche de jolies petites pillules colorées qui, d'après Duty, se cachaient à l'intérieur de quelques livres. Enfin, la mission s'était avérée plus difficile que prévue, et par un étrange concours de circonstances la vieille bilbiothécaire avait poursuivi les deux Joplin à travers les grands couloirs de l'établissement. Il fallait avouer qu'entre la sueur qui dégoulinait de tout son corps et les élèves qui la montraient du doigts sans même essayer de retenir leurs fous rires, Melloy avait été victime de ce sentiment que l'on appelle la pitié. Et avec le temps, cette pitié s'était transformée en quelque chose qui ressemblait à de l'amitié. Un sentiment étrange, qui n'était sans doute pas partagé. Cette pauvre bibliothécaire n'était apparement pas une grande pratiquante du pardon, car dès que Melloy osait mettre les pieds ici, cette maudite chouette l'observait immédiatement, à la recherche du moindre faux pas qui pourrait justifié une exclusion. Bien entendu, Melloy n'en faisait jamais. Autrement, ça ne serait pas drôle...

Enfin, cette après-midi il avait décidé d'aider Alexey à rendre son devoir de français. Aider et peut-être un bien grand mot, disons simplement qu'il faisait acte de présence. Disons même carrément qu'il ne servait à rien. Dix bonnes minutes qu'ils étaient là, et Alexey n'avait pas écrit un seul mot sur sa copie. Il devait encore être à la recherche du livre sur lequel il allait pouvoir faire l'exploit d'aligner suffisament de phrases pour remplir une vingtaine de lignes. Melloy, de son côté, avait déjà rendu son devoir. Il ne rendait jamais ses devoirs en retard au risque d'avoir une réputation de mauvais élève. Pour manipuler correctement n'importe qui, il ne fallait pas avoir le moindre défault. Et puis, se mettre à dos les professeurs n'était pas une chose très intelligente. Le mieux était de s'en faire des alliés, voire même des amis. Ainsi, la notation est moins sévère, tout comme le commentaire sur le bulletin.

Melloy balaya la salle du regard, à la recherche de... quelque chose pour s'occuper. Ce qui s'avéra plus difficile que prévu. Il avait sans doute épuisait toutes les possibilités d'amusements que pouvait offrir une bilibothèque. De plus, ce n'était pas le lieu idéal pour faire des rencontres. Les intellos à lunettes avaient aussi leur charme, mais le jeune homme n'y était pas vraiment sensible. Il posa tout de même son regard sur une jeune brune qui traversait le rayon consacré à la littérature étrangère. Le genre de fille totalement superficielle qui ne présentait pas le moindre intêrét. Mais il était difficile de ne pas se poser quelques questions en l'observant. Ne serait-ce que pour savoir ce qu'elle faisait dans un endroit comme celui-ci, où les flles ne portant de lunettes se comptaient sur le doigts d'une seule main. Il voulut se lever pour l'aborder mais Alexey en décida autrement et le coupa net dans son élan.

- Hey mec, qu'est-ce que tu dirais de faire une pause de... six minutes et vingt-cinq secondes ?

Six minutes et vingt-cinq secondes ? Six minutes d'accord, mais vingt-cinq secondes, ça risquait de faire un peu juste. Une pause n'est pas une vraie pause si elle n'atteint pas les six minutes et cinquante-cinq secondes ! Melloy se demandait si il était nécéssaire d'émettre son point de vue sur cette pause qui n'était, à ses yeux, pas assez longue de quelques secondes. Tout dépendait de ce qu'Alexey avait l'intention de faire durant cette soi-disant pause.

- Et t'as l'intention de faire quoi en six minutes et vingt-cinq secondes ? Moi je dis ça, je dis rien, mais avec trente secondes de plus, tu pourrais faire des trucs geniaux que tu ne pourrais pas faire si tu te contentais d'une pause de six minutes et vingt-cinq secondes...

Apparement, Melloy avait décidé d'être chiant aujourd'hui. Il faut savoir que son humeur changeait de jours en jours, et qu'il en était presque de même pour son caractère. C'est vraiment pas évident, d'être aussi profondément lunatique. Enfin, c'était ce bon vieux Frix qu'il avait devant lui, et ce dernier connaissait suffisamment Melloy pour ne pas lui en vouloir d'avoir fait une remarque aussi débile qu'inutile.

- Mais sérieusement, tu veux faire quoi ? Parce que je viens de repérer la charmante brunette que tu vois là, et je suis pas sûr d'être prêt à bouger d'ici si tu me proposes rien de bien excitant...

Quitte à être chiant, autant l'être jusqu'au bout !

On pouvait faire un nombre incalculable de choses en six minutes et vingt-cinq secondes, c'était évident. Faire des pâtés de sable mouillé, construire un château de cartes, aligner une centaine de dominos, écouter Money de Pink Floyd dans son intégralité, regarder le clip vidéo de Whatever par Oasis, engloutir une dizaine de Flamby, se limer les ongles, faire deux fois le tour du parc d'Harper, se curer le nez sans interruption, faire dix mètres en marchant sur les mains, effrayer une colonie de poussins, traverser cinq fois un terrain de football, aller voir les singes au zoo, jouer au saute-mouton, faire une partie de Qui est-ce, récolter un maximum de points au Scrabble, sauter à pieds joints le long de l'autoroute, engloutir une charlotte au chocolat, vider le paquet de biscuits, engouffrer trois plaquettes de chocolat, déblatérer sur vos camarades de classe, arracher les cheveux du type qui vous insupporter, insulter la documentaliste, lui dire qu'elle ressemble à une femme-truite, faire un barbecue sur la plage, s'envoyer une bouteille de soixante quinze centilitres de Vodka pure, essayer de battre le record d'apnée, aller à la pêche, dégoter deux sardines ou bien saccager une salle de classe. Fort heureusement, Alexey n'envisageait rien de tout cela. Une nouvelle fois, il fit tourner son crayon de papier entre ses doigts avant de scruter Melloy. Si les deux garçons voulaient se divertir, c'était le moment où jamais, le jeune russe se sentait d'attaque.

_ Mais sérieusement, tu veux faire quoi ? Parce que je viens de repérer la charmante brunette que tu vois là, et je suis pas sûr d'être prêt à bouger d'ici si tu me proposes rien de bien excitant...

Oh, il semblerait que son camarade ne soit pas du même avis. Alexey arqua un sourcil, reposant son crayon sur la table, cherchant un possible argument, afin de ne pas ressortir toute la tirade qu'il venait de s'inventer.

_ Oh, allez mec, fais marcher ton imagination ! En six minutes et vingt-cinq secondes, tu pourrais.. te taper la fille que tu reluques depuis deux minutes, c'est vrai.. Mais ce n'est pas la seule activité qui se présente à nous. On est à Harper, il y a une centaine de règles à enfreindre.

Stop. Il n'allait tout de même pas le supplier. Alexey esquissa un sourire avant de se mettre à ranger ses affaires dans son sac de cours. Il voulait se divertir un peu, si ça pouvait lui procurer un peu d'amusement et d'inspiration pour la suite. En prenant soin de ne faire aucun bruit, il se leva et remit en place sa chaise avant de se planter devant Melloy, sourire au lèvres et bras croisés.

_ Tu fais comme tu veux.. Si tu préfères perdre ton temps à observer une fille qui sort avec le capitaine du club des échecs, c'est ton choix.

Il fit quelques pas en direction de la sortie, mais se retourna en direction de son camarade, tout sourire. C'était sa dernière chance, à lui, tout comme à Melloy. Les deux garçons étaient connus pour être tenace mais à vrai dire, Alexey s'acharnait à éviter les conflits. Ainsi, il n'y avait aucune chance qu'il force Melloy à coups de bâtons à venir avec lui.

_ A vrai dire, je comptais faire une escapade dans les cuisine de la cafétéria. La pause déjeuner est passée depuis longtemps... Et c'est l'heure de pointe des barres de céréales.

Evidemment, les barres de céréales n'étaient qu'une couverture, le jeune homme espérait trouver un moyen de se divertir une fois arrivé sur place. Si ils avaient les cuisines pendant six minutes vingt cinq pour eux tout seul, ils allaient trouver quelque chose pour leur passer le temps.. N'est-ce pas ?

- Oh, allez mec, fais marcher ton imagination ! En six minutes et vingt-cinq secondes, tu pourrais.. te taper la fille que tu reluques depuis deux minutes, c'est vrai.. Mais ce n'est pas la seule activité qui se présente à nous. On est à Harper, il y a une centaine de règles à enfreindre.

Alexey était manifestement d'humeur à fait quelques conneries. Suffisamment pour faire ce qu'il avait en tête, avec ou sans l'aide de Melloy. Il fallait avouer que la proposition était tentente, cela devait bien faire... deux semaines que le jeune homme n'avait pas risqué sa place à Harper. Il était grand temps de se dégourdir un peu les pattes. Et puis, dans six minutes et vingt-cinq seconde, la jolie brunette ne risquait pas d'aller bien loin. Il était toujours temps de remettre ça à plus tard. Par contre, Alexey ne voulait pas attendre deux ou trois minutes de plus, c'était évident. Ecrire le nom d'un bouquin sur le coin d'une feuille l'avait apparement inspiré à toutes sortes de plans machiavéliques qui pourraient contrarier Harper et ses occupants. Et Melloy était curieux de savoir ce qui pouvait bien trotter dans la tête de ce cher Frix. Il est vrai que les règles à enfreindre à Harper se comptaient plus facilement en centaines qu'en dizaines. Tout était une question de discipline. Plus le réglement était stricte, plus les règles à enfreindre étaient nombreuses. C'est bien pour ça que les lycées mal fréquenté étaient, la plupart du temps, bien plus ennuyeux que les établissement du niveau d'Harper. Oui, cet endroit était tout simplement un terrain de jeu parfait pour faire ce genre de choses.

- Tu fais comme tu veux.. Si tu préfères perdre ton temps à observer une fille qui sort avec le capitaine du club des échecs, c'est ton choix

Alexey se tenait maintenant face à Melloy. Une dernière tentative avant de se diriger vers la porte de sortie. Il n'avait de toute façon pas de souci à se faire : l'irlandais avait déjà pris sa décision et il avait l'intention de suivre son camarade.

- A vrai dire, je comptais faire une escapade dans les cuisine de la cafétéria, la pause déjeuner est passée depuis longtemps... Et c'est l'heure de pointe des barres de céréales.

Des barres de céréales ? Un plan plutôt foireux qui manquait cruellement de... piquant. Il ne faisait aucun doute que ce n'était pas ces barres de céréales qui motivaient autant Alexey. Non, il avait une autre idée derrière la tête, c'était certain. Autrement, les six minutes et vingt-cinq secondes prochaine allaient être d'un ennui mortel.

Les cuisines de la caféteria étaient encore un lieu inconnu pour Melloy. Il ne s'y était pas encore aventuré pour la simple et bonne raison qu'il n'y voyait rien d'intéressant à y faire. Mais si Alexey était inspiré par cette endroit, il n'y avait aucune raison de le contrarier. D'autant plus que Melloy n'avait pas la moindre imagination à l'heure actuelle. D'ailleurs, il n'en avait jamais vraiment beaucoup. Dans ce genre de plan foireux, il était surtout doué pour improviser. Par exemple, se tirer d'affaire au cas où un professeur les surprenait. Jusque là, ses talents d'improvisation ne l'avaient jamais laché, même lors de situations critiques. Depuis le temps qu'il était ici, il avait déjà fait chanter un nombre impresionnant de professeurs et avait donc encore un bon moyen de pression sur eux. Percer les petits secrets des gens, surtout lorsqu'il sont importants, était un jeu palpitant. Et il fallait au moins ça pour ne pas tâcher sa jolie réputation d'élève modèle, non ?

- J'te suis, direction la cafet' !

Il peut se passer des tas de choses en six minutes et vingt-cinq secondes. Des bonnes comme des mauvaises. Il n'y avait plus qu'à espérer que les nouvelles allaient être bonnes, et que le choix de partir était le bon. En attendant, la bibliothécaire semblait ravie de cette decision. Tellement heureuse qu'elle ne pût s'empêcher d'afficher un grand sourire sur sa face ridée dévoilant ainsi ses dents jaunes qui avaient l'air de se détacher lentement de sa bouche.

- Hm, attends deux minutes, j'arrive.

Melloy se dirigea vers la jolie brune qui avait faillit lancer un débat entre les deux garçons. Il lui souffla quelques mots à l'oreille et les deux adolescents ne tardèrent pas à s'échanger un long baiser avant de s'échanger leurs numéros de portable sous les yeux consterné de la bibliothécaire. Melloy retrouva ensuite Alexey qui attendait toujours devant la porte.

- J'en étais sûr : me taper cette fille en six minutes et vingt-cinq secondes, c'est jouable. J'voulais juste vérifier... On y va ?

Sans même l'avoir souhaité, Alexey était en train d'assister à la scène la plus traumatisante/choquante/débectante de la journée. Il la revoyait, au ralenti cette fois. Melloy lui dit qu'il est d'accord pour quitter la bibliothèque mais, avant de tourner les talons et retrouver le ciel gris du Pays de Galle, il se dirige très len-te-ment vers la fille repérée quelques secondes auparavant. Zoom. Deux ventouses l'une accroché à l'autre qui sortait réellement avec le capitaine du club d'échecs du lycée. Prédateur Melloy revient, arrêt sur image : sourire béat et yeux brillants. Retour à la vitesse normal, plan sur le visage abasourdi d'un Alexey déconcerté. Stop.
Ce même jeune homme russe était à présent en train de fixer son camarade, encore sidéré par ses derniers gestes. Non pas qu'il soit catholique pratiquant et bannisse tout contact charnel avec la gente féminine. Non pas qu'il soit pris d'une excessive crise de jalousie en se répétant 'bordel mec, j'aurai pu le faire aussi'. Rien de tout cela puisque Alexey sortait déjà avec quelqu'un et que les contacts physiques ne le répugnaient pas encore. C'était juste...

_ Tu étais vraiment obligé de faire le beau à cet instant précis ?

Lâcha-t-il, en passant une main dans ses cheveux après avoir secoué la tête. Il était sur le point d'ajouter qu'il avait oublié son os à la maison mais il se ravisa. Inutile de chercher des poux sur la tête de Melloy, ce n'était pas leur genre. Alexey troqua son air "pas content" pour celui de "gamine hystérique en chaleur" et laisse échapper volontairement un gloussement, se dirigeant directement vers la sortie de la bibliothèque avant de se faire tirer l'oreille par la documentaliste, l'admiratrice secrète (et démasquée) de son camarade, tout le monde savait qu'elle craquait pour Melloy.
Cette femme était un mythe à elle toute seule. Non seulement elle ressemblait à une truite, ou tout animal sorti du fond des océans, mais en plus, elle avait le caractère d'une endive arrosé avantageusement avec un litre de vinaigre. Pour faire simple, elle n'avait rien de remarquable. Sauf ses lunettes, ça s'était quelque chose; Alexey avait toujours eu dans l'idée de les emprunter un de ces jours. Les lunettes aux montures 'reproduction d'écailles de crocodile' figuraient dans la liste des reliques à voler précieusement et à vendre sur eBay.

Les deux jeunes hommes parcouraient à présent l'immensité des couloirs de l'établissement, s'orientant vers la cafétéria. Alexey n'avait non pas seulement besoin de sa maudite barre de céréales mais également de sa dose d'adrénaline. Le problème, c'est qu'il n'avait pas la moindre idée quant à la manière de se la procurer. Ce qui était paradoxal à Harper, c'est que les élèves pouvaient sans problème trouver un revendeur de drogue, mais quand il s'agissait d'activités considérées comme "saines", c'était nettement plus difficile. C'est pour cette raison qu'Alexey idolâtrait ce cher Duty, depuis son arrivée au lycée, le gardien virtuel d'Harper avait toujours su occuper ses protégés.

Quoi qu'il en soit, Melloy et Alexey se retrouvèrent rapidement à la cafétéria, après avoir franchi deux énormes portes décorées de tâches assez suspects, souvenirs des fréquentes batailles de petits pois dans cette même salle. Les lieux étaient déserts, hormis les quelques cantinières qui étaient occupées à fracasser des centaines de casseroles entre elles afin de préparer le repas du soir. Le russe soupira, quelque peu embêté par son absence d'inspiration. D'un pas lourd, il se dirigea vers le fond de la cantine et s'arrêta devant les machines automatiques. Comme tout élève civilisé, il inséra une pièce et sélectionna son encas. Il leva finalement son regard vers Melloy, l'air interrogateur.

_ Bien, bien, bien...

Répéta-t-il plusieurs fois en fronçant les sourcils. Il était en train de chercher une idée. Son esprit imaginatif et inspiré était en panne ces derniers temps. Il s'apprêtait à laisser échapper sa frustration, mais fut rapidement dévié du droit chemin.

_ C'est.. quoi ce.. truc ?

Fit-il en pointant du doigt un bout d'enveloppe orange délavée, coincé entre le sol et le distributeur automatique. Alexey se baissa enfin de la ramasser, prenant soin de ne pas la déchirer. Quelques instants plus tard, le bout de papier était fourré entre les mains de Melloy. En réalité, il s'agissait d'une carte représentant le domaine d'Harper, assez vieille à en juger par la teinte légèrement jaunie du papier. Alexey fronça une nouvelle fois les sourcils en voyant une dizaine de croix parsemées sur le dessin.

_ Ça ressemble.. à une chasse au trésor..

Loin des sucettes à la pastèque, Melloy était d'humeur à jouer au petit dragueur aujourd'hui. Parfois, il fallait bien profiter de ce que dieu nous avait donné. Et puis, si il se coiffait soigneusement chaque matin devant le miroir, c'était pas pour de la merde. Après avoir embrassé cette fille, il avait déjà envie d'aller plus loin. Cependant, un doute traversa un instant l'esprit de Melloy : la fille qu'il venait d'embrasser sortait-elle vraiment avec le capitaine du club d'échec ? Ca craint, il aurait peut-être dût choisir une cible plus... à son niveau. Embrasser la même fille que le capitaine du club d'échec, c'est pas très glorieux. Par contre, si cela pouvait faire bouger un peu ce club, ce n'était finalement pas une si mauvaise idée que ça. Voir un petit intello à lunette en colère, ça doit être plutôt marrant. Idée à retenir, si l'ennuie venait à s'emparer de lui, il pourrait toujours embrasser toute les petites amies des membres de ce club. Enfin, encore faudrait-il qu'ils aient une petite amie.

Pour l'heure, la petite démonstration de Melloy ne semblait pas être au goût d'Alexey. Ce qui n'avait rien d'étonnant. Jusqu'à preuve du contraire, il n'avait jamais était un grand fan de ce petit jeu là. Il était plutôt du genre à se caser une bonne fois pour toute, plutôt que d'enchaîner les aventures d'un soir. Une chose que Melloy avait du mal à comprendre, mais bon, chacun sa vie.

- Tu étais vraiment obligé de faire le beau à cet instant précis ?

Ca, c'est Alexey qui montrait son mécontentement. Honnêtement, oui, Melloy avait vraiment besoin de faire le beau. Et cette brunette était comme une perche que le jeune homme n'avait pas pu s'empêcher de prendre. Enfin, il allait devoir mettre son besoin affectif de côté, car Alexey semblait avoir d'autres projets pour lui. Il avait une furieuse envie de jouer, et à vrai dire, Melloy partageait ce sentiment. Les petits actes de délinquance allaient avoir lieu en cuisine. Tout un programme. Alexey, qui était le plus motivé des deux, était déjà considéré comme le chef de l'escapade aux yeux de Melloy. Lui, il se contentait de suivre, et de voir ce que son coéquipier pouvait lui proposer.

C'est de cette façon que les deux amis passèrent de la bibliothèque à la caféteria. Le devoir que devait rendre Alexey semblait déjà bien loin. Et les six minutes et vinq secondes allaient sans aucun doute être largement dépassées. Les lieux étaient désert, seules quelques cantinières préparaient quelque chose qui était censé ressemblait à de la nourriture. Et que Melloy allait bien devoir ingurgiter dès ce soir. Non vraiment, il avait hâte ! Pendant que le jeune homme observait avec effroi la couleur des petits pois de ce soir, Alexey se dirigeait déjà vers les distributeurs automatiques au fond de la caféteria. Le plan diabolique commençait-il à se mettre en place ?

- C'est.. quoi ce.. truc ?

Alexey pointait du doigt un bout d'enveloppe orange délavée, coincé entre le sol et le distributeur automatique. Il se baissa pour le ramasser, tout en prenant soin de ne pas le déchirer. Il n'en fallut pas plus pour interpeller la curiosité de Melloy qui arracha, avec délicatesse bien entendu, le papier des mains d'Alexey. A première vue, il ne s'agissait que de quelques gribouillis sur du papier légèrement jaunie. Mais à y regarder de plus près, on pouvait y lire le plan complet d'Harper, avec quelques croix parsemées sur le dessin. Une carte au trésor ? Ben voyons... Les deux garçons s'échangèrent un regard intrigué, Alexey en était arrivé à la même conclusion que Melloy. Ce vieux truc ressemblait étrangement à une chasse au trésor. Après tout, si il y a des pillules cachées dans des livres de la bibliothèque, pourquoi n'y aurait-il pas une carte au trésor cachée dans un distributeur automatique ? Une oeuvre de Duty, sans aucun doute.

Ce qu'il allait faire maintenant tombait sous le sens. Si il y avait des trésors, il fallait les chercher. Ne serait-ce que par curiosité. A tout les coups, ce n'était qu'un plan foireux parmis tant d'autres, mais maintenant qu'il avait la carte, ils ne pouvaient pas s'arrêter là.

- Bien joué, mec. Ton petit jeu à l'air marrant ! On commence par quoi ?

Non parce que cette carte était tout juste lisible. Ajoutez à cela le cruel manque d'orientation de Melloy, et vous obtiendrez un crétin qui a une carte entre les mains, mais qui ne sait absolument pas la lire. Espérons qu'Alexey était capable de remonter un peu le niveau. Autrement, leurs petites chasse aux trésors risquait d'être bien vite écourtée.

- Tu sais quoi, moi je vais chercher ma jambe de bois et mon cache-oeil, et toi tu t'occupes de lire la carte. Parce que je comprends genre rien du tout à ce dessin...

C'est dans des moments comme ça qu'on regrette de ne pas avoir été pirate dans une autre vie.

[ATTENTION, ELLIPSE!]

_ Bon sang, je suis tellement énervé que je pourrais m'en foutre une sans le faire exprès.. On nous a roulé dans la farine mec. Depuis le début.

Grogna Alexey entre ses dents. Son pied vint s'écraser contre le tronc de l'arbre, ou ce qu'il en restait, sous lequel les deux garçons se tenaient à présent. Oh oui, il s'était écoulé au moins deux bonnes heures depuis qu'ils avaient quitté la cafétéria. Le russe jeta un regard noir en direction de sa jambe qui commençait déjà à s'engourdir, il faisait moins le fier maintenant.
Pour en revenir à sa récente déclaration, il était difficile de ne pas le comprendre. Trouver une carte digne d'une chasse au trésor sous le distributeur automatique de la cantine, c'était peut-être un peu trop suspect pour être vrai. Mais, malgré les apparences du 'mec trop blasé parce qu'il vient de bousiller son uniforme', Alexey n'était aucunement énervé.
De ces deux heures, accompagné de son camarade tout court et camarade de chambre, il en avait tiré un certain amusement. En effet, vagabonder dans les couloirs, à la recherche du premier emplacement, s'était avéré un bon passe-temps. Juste avant de s'apercevoir que le dit premier emplacement se trouve au sous-sol, endroit terriblement humide et obscure.

_ Enfin moi je dis ça, je ne dis rien hein... Mais, on va devoir se surpasser à l'atelier couture.

Ajouta-t-il en désignant la chemise de Melloy, déchirée, tombant en lambeaux et lacéré. L'uniforme d'Alexey était dans le même état. Oui, figurez-vous qu'après l'étape 'sous-sol', les deux garçons s'étaient dirigés innocemment vers le toit du bâtiment principales, sans savoir ce qui les attendait.
Ils eurent à peine le temps de poser un orteil sur la toiture d'Harper qu'un surveillant s'était lancé à leur poursuite, vociférant de terribles insultes, des "revenez ici immédiatement !" suivis d'une liste impressionnante de sanctions qui pourraient leur tomber dessus.
Je ne donnerai aucune précision quant à la manière adoptée pour sortir des griffes de ce tyran qui devait être légèrement sonné à présent; les mains devant les yeux pour ne pas voir trente petites bougies tourner au dessus de lui.

Si on dressait un bilan des 'trésors' découverts, Melloy et Alexey avaient réuni une ancienne édition de La Ferme des Animaux de George Orwell, une barre énergétique douteuse et un ours en peluche sans tête. Le russe avait fourré le tout dans son classe et à leur vue, il fronça les sourcils, essayant une nouvelle fois de trouver une explication logique, ou le moindre lien entre ces trois objets hormis leur inutilité.
Le jeune homme lança un regard intrigué à Melloy, lui aussi dans ses pensées. Rien ne les empêcher d'abandonner ce passe-temps sans importance... Mais, Alexey n'y pensait même pas, vous savez toute cette histoire d'honneur et de dignité à garder, c'était exactement ça. Il voulait aller jusqu'au bout, même si la course n'en valait pas la peine, et trouver les objets restants. Il contempla son état lamentable et ses vêtements lapidés. Tant pis, il partait du principe que ça ne pouvait pas être pire.

Le jeune homme entreprit de tâter ses poches à la recherche de la carte, afin de faire le point et de savoir où ils passeraient les trente prochaines minutes. Il fronça légèrement les sourcils en dépliant son bien cherchant l'emplacement le plus proche. Ils se tenaient au centre du parc, après avoir grimpé sur un arbre pour dénicher dans un creux l'ours décapité. Son doigt glissa le long de la carte et s'arrêta sur...

_ La... chapelle ?

Hein ???

Oh, non, c'était mal d'entrer par effraction dans la maison de Dieu, habillés de la sorte. Un sourire satisfait apparu sur le visage du jeune homme, attendant confirmation de Melloy : ce n'est pas comme si les deux garçons étaient deux grands fanatiques de la religion n'est-ce pas ? Alexey se frottait les mains d'avance, même si -entre nous- il ne voyait pas ce qu'ils pourraient trouver dans une église... excepté le vin de messe.